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Carnet (extraits)

Bernard Chassé

 

Vert. Dense. Contraste des ombres. Le vent perce les feuilles des arbres. La lourdeur de l’été. Le feu. L’odeur âcre que l’on peut sentir à des kilomètres à la ronde. La forêt fragile, qui survit malgré tout, à tout. Même à la bêtise humaine. Lui rendre hommage, créer des paysages familiers qui n’ont pourtant rien à voir avec la réalité. Le travail de l’artiste. L’appropriation de la matière. Le bois, sa résistance, la sagesse que l’on peut en tirer.

 

Octobre 2003

À l’autre bout du fil, Yechel vient tout juste de m’apprendre qu’elle exposera au McMaster Museum of Art. J’entends sa joie, je devine sa fierté également, et le vertige qu’entraîne la réalisation d’un projet à venir.

Avril 2004

Yechel et Alexandre sont venus à la maison ce soir. Le bonheur que Denis et moi avons de les recevoir. À la fin du repas, Yechel demande un moment pour nous parler de son projet. Elle nous présente une maquette reproduisant à l’échelle les salles d’exposition du musée, et nous explique ce qu’elle souhaite réaliser. Les premiers gestes, les premières idées, fragiles, essentielles. On sent la nervosité – très certainement un bon signe en de telles circonstances, signe qu’il se joue quelque chose d’important.

   Yechel Gagnon n’a pas cherché à imposer une œuvre à un espace donné, encore moins à remplir un lieu, comme s’il s’agissait de répondre à des critères qu’on aurait fixés à l’avance. Elle tente plutôt de faire vivre l’espace dans lequel son œuvre prendra place, non pas comme un objet que l’on peut déballer puis remballer à la fin d’une exposition. Elle s’est imaginé – et nous a demandé d’imaginer avec elle – l’entrée du musée, les premiers pas que l’on fait, sentir les réactions possibles et impossibles des visiteurs – leur étonnement, leur curiosité, leur envie de comprendre.

   C’est à partir de là qu’ont pris forme les premières explorations, semblables à celles de l’écrivain qui gribouille sur un bout de papier, dans un carnet, bloc-notes, agenda, les mots du poème ou du roman qu’il n’a pas encore écrit. Yechel Gagnon jette ainsi, devant nous, les indices ou les repères qui lui serviront de points d’appui.

   Les artistes travaillent par impressions successives, jamais par idées préconçues. Jusqu’à la toute fin, leur œuvre paraît encore et toujours en devenir, comme la matière elle-même, organique, vivante, parce qu’elle change inévitablement. Comme la pensée change aussi, se met en place après un lent et long effort, progressivement, inévitablement. Le destin échappe toujours.

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On dit que le menuisier devient le bois qu’il travaille. Un même corps. Le geste de la main, la force nécessaire pour briser, rompre la surface. La retenue et la pudeur sont aussi essentielles, face à tant de fragilité.

   Yechel Gagnon est une artiste du toucher, davantage, me semble-t-il, qu’une artiste du regard, c’est-à-dire qui donne à voir. Je suis persuadé qu’elle-même dirait le contraire, m’expliquerait pourquoi… Son œuvre n’a rien de comparable à celle d’un Paterson Ewen par exemple, qui explorait les géométries variables, la représentation d’espaces. Ou celle d’un René Derouin qui inscrit volontairement sa démarche artistique dans les perspectives d’une cartographie imaginaire du territoire. Voir et faire voir.

   Lorsque je regarde l’ensemble du travail de Yechel, je perçois bien sûr les jeux possibles entre la verticalité de chacun des panneaux qu’elle a travaillé, les correspondances linéaires, les surfaces, les effets de couleurs qui créent des liens entre elles, le rythme continu et les brisures. Je vois clairement les jeux de complémentarité, de contraste, de profondeur. Je comprends la démarche de l’artiste, cette démarche qui consiste à créer des effets de transition, parfois délicats et quasi transparents, parfois marquées nettement dans la chair du bois. Pour moi, cette lecture demeure cependant une invitation à percevoir autre chose dans son œuvre, et autrement.

   Parce que l’essentiel se joue ailleurs à mes yeux, c’est-à-dire non pas dans la représentation graphique, mais dans le processus même qui l’a précédée et rendue possible. L’avant, l’encore possible. J’imagine Yechel qui caresse doucement le grain du bois, les nœuds, les cicatrices, je l’imagine suivre le parcours des nervures, les descentes et les remontées, explorer des mains comme pour connaître les moindres secrets du bois. J’imagine ses doigts qui glissent, caressent, s’arrêtent par endroit, découvre, circule à nouveau. Toucher pour apprivoiser les moindres détails. Puis voir, mais seulement après…

   Regarder. Chaque planche de contre-plaqué diffère suivant le type de bois (mou ou dur) et l’application de la colle dont on se sera servi – les gris forêts, les verts végétaux, les bruns de terre, les ambres presque noires. Par endroits, on remarque la signature de l’entreprise forestière, symbole d’appropriation de l’homme sur la nature.

   J’imagine Yechel serrer un arbre dans ses bras. Saisir le monde, le toucher, d’abord fermer les yeux.

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Mai

Je referme derrière moi la porte de l’atelier de Yechel. Deux vieilles dames sont assises de l’autre côté de la rue. Elles me regardent sortir de l’immeuble où je me trouve, comme une distraction inattendue. Nous sommes en mai. Le printemps respire à peine dans le quartier ouvrier de Saint-Henri, à Montréal. Je marche, le pas lent. J’ai l’esprit qui fait des vagues, les idées qui se bousculent, prennent mille directions. Depuis des semaines déjà, j’ai vu travailler Yechel à la réalisation de sa dernière œuvre. Une chance. Un mystère.

   Je ne suis pas historien de l’art, ni critique ou conservateur de musée. Mon point de vue est autre. Oblique, si j’ose dire. C’est celui d’un amateur, c’est-à-dire de celui qui sait sans savoir, qui aime, se passionne et tente de comprendre à partir de ses propres références. Ma lecture du travail de Yechel repose sur des intuitions, des regards croisés, ceux que je porte sur d’autres œuvres que j’aime ou qui m’interpellent pour diverses raisons. Je ne résiste pas au plaisir vagabond. Pourquoi le ferai-je ?

   Yechel est une femme discrète, effacée, qui bouillonne de passions et de sensibilité. Fragilité. Je le dis, parce que je sais que peu de gens ont accès à son atelier, qu’elle protège comme une sorte d’univers clos, isolé du reste du monde, des rumeurs extérieures trop bruyantes et bien souvent inutiles. Ce n’est pas que l’artiste se terre ou qu’elle vit retirer du monde. Non, il s’agit d’autre chose, d’un besoin véritable, de l’expression d’un mode d’être, de la nécessité de la solitude et de l’isolement pour être davantage disponible à soi. Puissance.

   Mes rencontres avec Yechel ont toujours été simples, sans cérémonie aucune. Avant tout, il importe de comprendre, de partager nos points de vue et nos impressions. C’est bien peu, et beaucoup à la fois. Peut-être l’essentiel. Le processus de la création n’a rien de linéaire et de rassurant.

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Surtout, prendre le temps. Exercer le meilleur choix, car il n’y a pas de seconde chance, sinon celui de détruire et recommencer à la case départ.

   Ne pas s’imposer ou ne pas aller à l’encontre de ce que la surface du bois offre à l’artiste. Ou plutôt jouer de la tension qui existe entre ce que l’on souhaite réaliser – le rêve, l’utopie, le désir – et ce que les limites mêmes du matériau permettent d’accomplir. Le contre-plaqué est autrement plus fragile qu’on l’imagine. Il casse, se tord. Il faut savoir en prendre soin, savoir l’approcher.

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Quelques coups de ciseau et les premières lignes surgissent, mouvements plus ou moins précis. Yechel reprend sans cesse les croquis qu’elle aura produits au tout début de son projet, pour mémoire seulement. Comme pour mieux oublier l’origine du projet. Après avoir travaillé, elle s’arrête, prend les distances nécessaires.

   Elle travaille directement sur la surface du bois. Pas un trait de crayon, pas de repères, pas de lignes directrices, comme le font parfois certains peintres avant d’attaquer leur toile.

   L’œuvre s’est construite par étapes, un panneau de bois après l’autre, le regard posé de la droite vers la gauche. Le travail réalisé sur le premier panneau guide l’artiste vers le second, et ainsi de suite, du second au troisième…

   Le choix des outils est important. À porter de main, sur une table, Yechel a disposé des couteaux, ciseaux, gouges de dimensions différentes, râpes, disques à sculpter, marteaux, etc. Tous rendront compte d’un rapport précis à l’œuvre : ici les aspects délicats, presque invisibles de tels sillons, là la profondeur de telles lignes. Prolongement des mains.

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Fin mai

L’œuvre sur papier de Yechel est au mur. Sans titre, pas encore. Un format immense, auquel l’artiste ne s’est jamais attaqué auparavant.

   Paysage généreux. Ni noir, ni blanc. De longs moments de silence de ma part. Et Denis, et Alexandre. Tout est si différent du reste… et pourtant si complémentaire.

   J’éprouve une sorte de vertige, jusqu’à ce que ma mémoire se mette en marche. Impressions de souvenirs. Lieux déjà fréquentés. Largesse des monts, profondeur des vallées. Je pense aux montagnes, aux forets de l’Ouest canadien, aux rivières et aux lacs, aux neiges éternelles, à la lumière blanche qui aveugle.

   Mon œil survole, circule, escalade, plonge et remonte. Il découvre des chemins, gravit des passages, se perd un moment, retrouve sa route. Bien sûr, je pense aux œuvres des artistes chinois. Le trait laissé à la surface d’un papier blanc (ou papier film, comme l’a fait ici Yechel), le paysage d’une Chine inventée.

   Toute la difficulté ici de suggérer le paysage, surtout ne pas le décrire. Il n’y a pas
narration possible.

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16 Juillet

J’ai rendez-vous avec Yechel à l’Atelier Circulaire.

   11h. Rue de Gaspé. L’espace est ouvert, soigneusement entretenu. Les gens y travaillent dans le silence, un esprit de recueillement. Yechel a réservé une presse pour réaliser la prochaine, et dernière étape, de son exposition.

   Cette fois la technique est tout à fait différente : il ne s’agit pas de frotter la surface du papier avec du fusain, mais d’embossement. Le contreplaqué sert de support original.

   Le choix du papier est essentiel, il faut peser sa lourdeur, connaître la résistance de ses fibres, porter une attention toute particulière à sa couleur. Parce que, sous les lumières, le blanc aveugle et rend quasi impossible notre lecture de l’œuvre.

    Tout doit être parfaitement orchestré : le papier que l’on aura soigneusement imbibé d’eau puis aligné sur la surface du bois gravé, la presse que l’on activera manuellement, lentement, avec une force constante, de manière à assurer une impression uniforme.

   Transfert de l’image. Traces inversées. Palimpsestes, signes sans cesse réinventés, que donne à lire l’artiste. La maîtrise et le hasard de la gravure.

 

Il y a l’œuvre que Yechel a créée. Une seule, malgré la diversité des supports, des formats, des moyens techniques. La cohésion étonnante d’une démarche.
     D’autre part, il y a l’œuvre qui échappe entièrement à celle qui la signe,
et qu’elle ne connaîtra qu’à travers le regard des autres. Vivre un effet d’étrangeté, aussi impossible que nécessaire au détachement, à la création.

Je t’embrasse Yechel, avec toute ma tendresse.

 


Copyright © 2004 Bernard Chassé

 

©2001 Yechel Gagnon
http://yechelgagnon.com