Démarche artistique


Ma pratique artistique a été profondément façonnée par les qualités matérielles émanant de diverses techniques et matériaux. Dans une recherche simultanée de diversité et de stabilité, j'ai axé mon travail sur certaines techniques, dont la peinture à l'encre, la sculpture sur panneaux de contreplaqué, les dessins au frottage et le gaufrage. Les images et les intentions qui m'habitent sont ainsi librement transposées d'un médium à l'autre. De façon générale, j'estime que ma démarche se veut une recherche d'équilibres : entre le signe et le vide, la présence et l'absence humaines, entre le naturel et l'artificiel, le fortuit et le prémédité.

Plusieurs éléments syntaxiques de mon langage ont été développés en travaillant le contreplaqué, un matériau que j'ai traité de diverses façons au fil des ans. Alors que mes premières œuvres et installations mettaient l'emphase sur l'aspect utilitaire du contreplaqué, je me suis ensuite intéressée à la dichotomie naturel/artificiel par le biais du paysage. En un sens, le contreplaqué possède une double identité, étant à la fois un matériau complexe et industriel, mais dont la substance demeure profondément organique et naturelle. Les placages du bois ne sont ni totalement éliminés ni transposés dans le processus de fabrication, et ils réfèrent donc à la fois à un monde terrestre et un monde industriel. Chaque panneau est unique, et possède son propre réseau de nœuds, de grains, de textures, de teintes, d'anneaux de croissance de l'arbre, de lignes organiques et même de défauts de fabrication qui composent pourtant un produit industriel. Je vois dans les couches du contreplaqué un terrain vierge qui doit être découvert et annoté, comme un explorateur produisant le relevé topographique d'un territoire inconnu. En ôtant des strates et en mêlant mon propre langage à la composition du matériau, j'ajoute à la complexité de l'ensemble, au nombre de ses lectures possibles. Ce jeu des couches ajoutées et ôtées, en débarrassant le contreplaqué de sa simple fonction utilitaire, lui permet de laisser émerger un univers pictural qui y était enfoui, caché, dans lequel nous pouvons nous questionner sur notre propre place.

Ma compréhension du contreplaqué en tant que médium à part entière, avec ses jeux de placage, de couleurs et de textures, a constitué un moment déterminant dans l'évolution de ma pratique artistique. Cela m'a amenée à créer des panneuax en bas-relief, à concevoir mes propres contreplaqués faits d'essences exotiques, et à utiliser le contreplaqué façonné comme une matrice pour réaliser des dessins au frottage, du gaufrage, des peintures à l'encre, des gravures et des pièces en aluminium moulé. Je forme et façonne la matière par étages, en travaillant parfois avec, et parfois contre les limites du matériau donné, par addition ou par soustraction. Pour arriver à un équilibre entre le temporel et l'intemporel, j'essaie de redonner une fluidité à des formes statiques, en jouant avec les lignes, les démarcations et les textures, de sorte à créer des zones de mouvement et d'immobilité, entrecoupées de silences. De la même manière, je perçois le dessin comme une extension du geste de graver, plutôt que comme le produit d'une volonté de figuration. Les tracés de l'encre évoquent ceux du contreplaqué; leur caractère immédiat rappelle la vitesse de la toupie dans le bois. Dans un cas comme dans l'autre, le geste ne peut être repris ou effacé, ses conséquences sont permanentes.

Herzog et de Meuron, architectes réputés, évoquent la philosophie de l'aikido, visant à «utiliser l'énergie de l'adversaire pour arriver à vos propres fins. Au lieu de la combattre, vous récupérez cette énergie pour la canaliser de façon nouvelle et inattendue.» En ce qui concerne le contreplaqué, je débute au ciseau à bois ou à la toupie : en ciselant, en gravant, je révèle, découvre, redécouvre et manipule les placages, cherchant à obtenir des espaces délicats, gestuels et contemplatifs. Mes autres outils restent à portée de main, prêts à développer l'information révélée par le bois, tout comme les pinceaux et la peinture poseraient leur marque. Ma gestuelle est gravée dans le matériau, comme la nature elle-même est imprégnée dans les placages de bois. Il en résulte une sorte de cartographie imaginaire, à travers laquelle je sens que l'œuvre est complète lorsque le matériau a perdu sa fonction utilitaire au profit d'une fonction picturale, symbolique, presque narrative, dans laquelle tous les éléments forment une sorte de tension équilibrée et introvertie. J'ai développé un intérêt croissant pour les œuvres et les projets faisant appel à des matériaux soumis à un processus de transformation. Mon travail a évolué vers cette condition dans laquelle les images semblent se révéler en filigrane dans les subtilités et les nuances  des surfaces travaillées. Si le spectateur y est réceptif, l'œuvre lui raconte son histoire.

En visitant des cathédrales, j'ai été frappée par la façon dont les vitraux, les bas-reliefs, les colonnes et les peintures s'allient pour créer un environnement complexe et très évocateur. L'architecture est devenue un paradigme dominant dans ma démarche, m'incitant à créer des œuvres de grand format, spécifiques à un site donné, redéfinissant l'espace en y modulant l'environnement construit. À cet égard, mes objectifs principaux sont, d'une part, de provoquer l'introspection méditative du spectateur, et d'autre part de suggérer un moyen de réconciliation entre la nature et l'architecture. En créant les divers éléments d'une œuvre sur son site même, au lieu de la concevoir entièrement à l'avance, je peux l'adapter entièrement en fonction de l'environnement et des spectateurs : ces derniers font alors implicitement partie de l'œuvre. Comme c'est le cas avec mes sculptures, j'essaie d'éviter les associations uniques et exclusives, préférant laisser la porte ouverte à une variété d'interprétations reflétant la multiplicité des spectateurs eux-mêmes.


Yechel Gagnon, 2012

 

Traduction: Nicolas Masino

 

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